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Jean-Marin et les loups

 

(L’histoire se déroule vers 1450. A cette époque, les loups étaient nombreux dans le Cotentin et les meutes se disputaient le territoire. Les tueurs de loups étaient récompensés, ils recevaient 25 sous tournois pour chaque dépouille rapportée au château de Brix.)

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Imaginez ! Imaginez une immense forêt allant des portes de Cherbourg jusqu’au village de Valognes. Imaginez, un petit cours d’eau qui serpente à travers les arbres et les collines. Imaginez au beau milieu de cette immense futaie, un petit  hameau de quatre ou cinq maisons entourées de champs sur quelques arpents et d'un peu de landage. C’est là que vit Jean-Marin de la Tannerie. 

 

On l'appelle Jean-Marin de la Tannerie parce que son père est tanneur. Ce dernier apprête les peaux qu’on lui apporte : chèvre, lapin, lièvre, martre, fouine et même des peaux de loup ou de renard. Jean-Marin quant à lui mène son troupeau de chèvres dans les landages, au printemps et pendant l’été, aidé par son chien « Cédille ». Et à l’automne, jusqu’à la première neige, il emmène ses chèvres manger les glands et les faines* dans la forêt.

 

L’hiver, dès la première neige, tout le monde reste au hameau. On en profite pour se rassembler autour d’une cheminée pour raconter des histoires. Jean-Marin adore écouter les histoires, et plus encore, il aime les raconter. Tout le monde connait son goût prononcé pour les histoires.

 

Par contre, ce que Jean-Marin n’aime pas du tout c’est l’automne car il doit nourrir ses bêtes en forêt ; la forêt : le domaine des loups. Alors pour se protéger et protéger ses animaux, il utilise du jus de putois. Le jus de putois sent si mauvais que même les loups ne s’approchent pas. Ainsi, à chaque départ, il s’enduit de jus de putois et il enduit son chien et chacune de ses bêtes au garrot**. Puis il laisse une trace sur chaque tronc d’arbre afin que les loups ne lui barrent pas le chemin du retour.

 

Une année cependant, alors que les premières neiges tardent à tomber, ses réserves de jus de putois viennent à manquer. Il part malgré tout dans la forêt, accomplir sa tâche, rassuré quelque peu par la présence de Cédille.

 

Soudain, au détour d’un talus, le troupeau tombe nez à nez avec une harde de sangliers. Dérangés, les sangliers chargent le troupeau. Apeurées, les chèvres s’enfuient à tous vents dans une cohue générale. Aussitôt, Cédille se campe devant les sangliers, menaçant, crocs sortis et lèvres retroussées, tandis que Jean-Marin donne de la voix tout en faisant tournoyer son bâton au-dessus de sa tête. Au dernier moment, les sangliers bifurquent et tracent à travers les fourrés.

 

Le calme revenu, tout le troupeau s’est dispersé et une bonne partie n’est plus visible. Jean-Marin envoie son chien rassembler les bêtes. Quelques minutes plus tard le troupeau est regroupé autour du berger. Cependant, après avoir compté son cheptel, Jean-Marin s’aperçoit qu’il manque encore un chevreau.

 

La nuit commence à tomber, il devient de plus en plus risqué de rester en forêt. Il décide alors de renvoyer son troupeau au village : « Cédille, tu vas rentrer à la bergerie. Ramène les brebis à la maison, tu comprends ? Retourne à la maison, ne m’attends pas. Allez vas ! Vas Cédille ! Conduis les brebis ! » Le chien a d’abord l’air indécis, tournant autour de son maître ; puis il finit par mettre le troupeau en marche.

 

Jean-Marin part alors de son côté à la recherche du chevreau manquant. Il prend une direction au hasard et se met à s’éloigner en exécutant une spirale afin d’être sûr de ne pas manquer l’animal égaré, n’hésitant pas à franchir des fossés, des haies et même des fourrés plein d’épines.

 

Quelques temps après alors que les branches des arbres ne laissent plus passer qu’une faible lumière crépusculaire, Jean-Marin discerne le petit bêlement du chevreau. Il commence à lui parler d’une voix douce pour ne pas l’apeurer et s’approche tout doucement. Il lâche son gourdin et réussit à le prendre dans ses bras. « Viens par ici toi, voilà, maintenant je te ramène… ».

 

Puis il se retourne pour rebrousser chemin en direction du hameau. Le hameau ! Où est le hameau ? A force d’avoir tourné, Jean-Marin ne sait plus comment s’orienter ! Il prend donc une direction sans être sûr que ce soit la bonne…

Heureusement, la lune éclaire un peu la nuit tombée. Les grenouilles quant à elles ont entamé leur concert nocturne.

 

Soudain un hurlement de loup solitaire se fait entendre au lointain. Le jeune garçon presse alors le pas en serrant plus fort le chevreau contre sa poitrine, les sens aux aguets.

 

Puis brusquement il s’arrête ! Il vient de discerner de petits grognements au devant de lui. Il dresse l’oreille un peu plus et comprend qu’il s’agit de loups entrain de jouer ensemble.

 

Le garçon se retourne et se met à marcher doucement quand le chevreau se met à bêler ! Aussitôt les loups grognent et les fourrés commencent à bouger. Jean-Marin se met alors à courir sans se retourner. Le chevreau est un poids lourd pour courir, ses poursuivants le rattrapent très vite. Alors il lâche le chevreau et grimpe dans le premier arbre.

 

Les loups se jettent sur le chevreau! Ils le dévorent sous les yeux du jeune berger qui reste là impuissant. Après ce repas frugal, la meute se met en quête d’attraper le garçon resté dans l’arbre.

 

Les loups grognent, tournent, sautent, hurlent. Puis au bout de quelques temps, ayant compris qu’ils ne pourraient atteindre leur proie, ils repartent pour une autre chasse. Jean-Marin reste là plusieurs minutes, le cœur battant à rompre sa chemise, craignant une ruse, craignant que les loups soient restés tapis dans l’ombre à attendre qu’il redescende.

 

Petit à petit, le chant des reinettes reprend. Rassuré, le jeune berger réfléchit comment retrouver son chemin. Soudain, il pense à la rivière qui traverse son village... mais oui ! Il lui suffit de la rejoindre au fond de la vallée et de suivre son cours.

Alors prudemment il descend de son arbre et se met en marche. Approchant du fond de vallée, il aperçoit de la lumière, comme un feu de camp, sont-ce des voyageurs ? Des chasseurs de loups ? Des brigands ?

 

Jean-Marin s’approche prudemment. Des murmures commencent à s’entendre. Tout en s’approchant furtivement, le jeune garçon dresse l’oreille pour comprendre de qui il s’agit. Plus près il peut comprendre :

  • « Nous attaquerons le hameau demain soir, nous attendrons que les habitants dorment pour les surprendre et les dépouiller. S’ils se rebiffent, embrochez-les !

  • Et pour les filles ?

  • Si elles vous plaisent, faites leurs passer un bon moment ! » Puis ils se mirent à rire…

 

Des brigands ! Ce sont des brigands !

  • « Mais il n’y a qu’un seul hameau dans la vallée, pense Jean-Marin, le nôtre ! Il faut que je les prévienne rapidement !»

 

Tremblant, le garçon s’éloigne sans bruit jusqu’à la rivière, puis se met à courir jusqu’au hameau. Tout en courant, il se demande comment protéger le hameau et ses habitants ? Mais oui ! Il faudrait demander l’aide du Seigneur de Brix, pense-t’il.

Arrivant chez lui, son père, inquiet depuis que le chien est rentré avec le troupeau, l’attend. Hors d’haleine, Jean-Marin s’efforce :

  • « Dans la forêt !…brigands !…vont attaquer demain !…protection seigneur de Brix ! »

  • « Héla ! Reprend ton souffle ! Je ne comprends rien ; Le seigneur va être attaqué par des brigands ? Qu’est-ce que cette nouvelle histoire ? ça tient pas la route, le seigneur a ses hommes pour le protéger, jamais des brigands ne s’attaqueraient à lui, c’est une nouvelle histoire pour faire oublier que tu as perdu un chevreau ? Je les ai comptés ! »

(Jean-Marin n’ayant pas repris son souffle)

  • « Non !...Chevreau dévoré !... »

  • « quoi les brigands ont dévoré le chevreau ?! Tu es meilleur que ça d’habitude quand tu inventes des histoires. Aller va te coucher.

 

Le lendemain, Jean-Marin raconte à son père ce qui s’est passé. Ce dernier finit par admettre l’épisode des loups, mais connaissant la propension de son fils à transformer et enjoliver les histoires dans lesquelles il est toujours le héros, il refuse d'en parler à ses voisins par crainte de passer pour crédule. Cependant dans le doute il assure à Jean-Marin qu’il montera discrètement la garde, prêt à donner l’alarme au moindre mouvement suspect.

 

Jean-Marin n’en est point satisfait et cherche un moyen d’éviter le pire. Que peut-il faire ? Les paysans ne le prendront pas au sérieux. S’en aller quérir seul l’aide du seigneur serait peine perdue. Et il est bien impuissant pour affronter les brigands. Sans compter le risque de rencontrer de nouveau les loups à s’aventurer seul dans la forêt ! Les loups… Les loups peut-être…

 

En fin d’après-midi, Jean-Marin subtilise une peau de loup dans l’atelier de son père et deux gros morceaux de lard qu’il enveloppe dans une pouque*** à pommes de terre. Puis il se dirige discrètement vers la forêt empruntant le chemin où il avait rencontré les sangliers : n’écoutant que son courage il veut retrouver les loups.

 

Hors des regards, il revêt la peau et part vers la crête, du côté où a eu lieu la terrifiante rencontre. Arrivant en haut de la colline, les sens en éveil, le cœur battant, il ne les voit ni ne les entend. Alors il sort de la pouque un gros morceau de bon lard et se met à frotter l’écorce des arbres alentours. Puis il laisse le morceau de viande au milieu et se perche dans un arbre un peu en contrebas à attendre.

 

Il attend et le temps se fait long. Il attend se demandant si son stratagème marchera. Il attend. Cette attente finit par engourdir ses jambes et réveiller sa peur. La nuit commence à tomber et le jeune berger est tiraillé entre l’envie de fuir et le désir de sauver les gens du hameau. Mais où sont les loups ? Les brigands ne tarderont pas à se mettre en chemin.

 

Soudain, trois loups apparaissent humant l’air. Puis ils se jettent sur le morceau de lard tirant et grognant, tôt rejoints par le reste de la meute. Sans plus réfléchir, le cœur tambourinant, Le garçon sort le deuxième morceau de viande de sa pouque. Il saute à terre et se met à courir la viande dans une main, retenant sa peau de loup de l’autre. Aussitôt la meute se met à sa poursuite.

 

Le jeune berger, sans le poids du chevreau, courre bien plus vite que la veille, et la peur a réveillé ses jambes engourdies. Malgré cela les loups sont plus rapides et infailliblement le rattrapent. Soudain l’un d’eux accroche le bout de lard, mais le garçon tire d’un coup sec pour lui arracher. C’est alors que le campement de brigands apparaît un peu plus à droite. Le garçon redresse sa course en direction du camp et un autre poursuivant saisit sa peau de loup ; Jean-Marin la lâche et plein de panique court pour sa vie. Enfin, il traverse le campement en plein milieu, sautant par-dessus un des hommes encore assis et jette le morceau de lard dans les bras d’un autre sans s’arrêter.

 

Les loups se ruent alors sur ce dernier. Le jeune berger continue sa course effrénée et ralentit bien après s’assurant qu’il n’est plus poursuivi. Il écoute au loin un bon moment, les cris et les jurons des bandits auxquels répondent les grognements et hurlements des loups. Puis le jeune berger reprend le chemin du village.

 

Il raconte les événements à son père qui se trouve convaincu de l’imagination de son fils.  Jamais on ne verra les brigands au hameau.

Quant au héros il aura pour seule gloire, celle d’avoir inventé une bonne histoire pour les veillées d’hiver.

Moralité à trop conter d’histoires on n’en croit plus la vérité.

 

 

Régis Décarité

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* Le droit de fanage, accordé par les seigneurs, permettait aux paysans de faire paître leurs troupeaux dans la forêt à l'automne pour qu'ils se nourrissent des glands, faines et châtaignes.

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** Le garrot d'un animal correspond au sommet de son omoplate, le sommet de sa patte avant.

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*** Pouque : mot patois. Il s'agit d'un sac de toile de jute.

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